Lors de la sortie de Spiderland en 1991, Steve Albini, producteur prolifique et pour ainsi dire philanthropique, en fera une critique particulièrement élogieuse, lui accordant un "Ten Fucking Stars". Il prédira même que la place et le statut de cet enregistrement serait amené à croître fortement dans le futur... Ce qui s'est effectivement produit, peut-être même bien au delà de son imagination...
Bien que restant très méconnu à sa sortie, l'album jouit aujourd'hui d'une impressionnante reconnaissance internationale. Sur Acclaimed Music, il se retrouve par exemple propulsé en 308ème position des meilleurs disques de tous les temps, en étant nommé en bonne place dans de très nombreuses listes de style alternatif ... Et ce n'est pas tout : il est également régulièrement cité dans les actes fondateurs du mouvement Post-Rock.
Or, effectivement... Une fois qu'on se l'est bien approprié (ce qui prend un certain temps), on parvient à comprendre son incroyable destin...
Tout commence avec "Beadcrump Trail"... On se rend vite compte que le style a de quoi surprendre... Avec des éléments clés qu'on retrouvera dans tout l'album : les rythmes sont complètement inhabituels et hachés, les dissonances succèdent aux passages plus clairs et l'irrégularité des morceaux revient en leitmotiv...
Le phrasé murmuré de la voix participe au côté singulier de l'ensemble... Un phrasé qui n'hésite pas à se muer en rugissement désespéré dès qu'il le faut...
La musique a beau prendre de l'intensité, elle semble perpétuellement chercher sa voie...
Lors de la première écoute de cet album, on tombe vraiment sur une structure étrange, atypique et dérangeante... Difficile d'accrocher de prime abord... Et pourtant... Sur le long terme, le dérangeant se transformera en élégant...
Quant au mariage entre force sonore et passages résolument introvertis, il jalonnera l'ensemble jusqu'à la fin.
La progression se fait avec "Nosferatu Man". La guitare, agressive, vient déchirer la rythmique et les moments plus calmes se prennent une grosse alternance de charges électrisées...
On perçoit par contre vite que le groupe laisse la place aux silences et ne remplit pas trop l'ensemble en instruments...
On est une fois de plus perturbé au début... Avant de finalement se rendre compte que la puissance ordonne le désordre...
Deux chansons de milieu de disque, "Don Aman" et "For Dinner..." amènent un côté intimement obscur et mystérieux... La musique remonte des Bas Fonds du monde...
Sur le premier, la voix murmure derrière une guitare seule et affolée, au point d'éructer brièvement avant de reprendre son flot et de s'évanouir...
Sur le second, on garde la cohérence générale des sonorités. Les oreilles frémissent tandis que la complainte se développe. Il s'agit là de préparer la conclusion de l'album...
Mais auparavant, "Washer" s'est déployé. Long morceau chargé de fébrilités, de tensions et de ténèbres, il pourrait à lui tout seul se charger d'explorer les enfers à partir du Styx. Au sein d'un obscurantisme résolu et purgatoire, il partage batterie, voix et guitares via un habile enchevêtrement de désolation brumeuse.
Sur son final, il libère magnifiquement la pression accumulée dans une éphémère explosion, une volée instrumentale sinistre qui gifle l'auditeur d'un énorme coup ravageur.
Et... Le chef d'oeuvre arrive en conclusion. "Good Morning Captain", conduit par ses percussions, est le point d'orgue grandiose et magnétique de cet album qui ne ressemble décidément pas à grand-chose de connu... Un magnétisme tel qu'on peut se repasser en boucle la chanson sans jamais s'en lasser...
L'angoisse reste dominante, renforcée par une construction qui interpelle toujours autant...
Cette fois par contre, la force du morceau se montre rapidement. Elle surgit des ombres et propulse sur le devant son côté sordide et rugueux.
On assiste à un dénouement fiévreux, tourmenté, presque malsain, mais dont on est incapable de s'extraire, happé par l'ensorcellement funeste et chaotique...
La détonation finale est d'une élaboration particulièrement remarquable. Tout en étant immédiatement noyé par la fièvre glauque de l'électricité qui se vide, on ressent l'assemblage qui se finalise jusqu'à atteindre sa propre perfection. Le morceau nous possède alors littéralement et nous inonde de sa noirceur et de tout son caractère lugubre, au point qu'à notre tour, on se mette à expulser à travers tout de gigantesques « I Miss You » totalement libérateurs...
De très nombreux artistes ont été durablement marqués et influencés par cet album de Slint. Il renferme effectivement quelque chose de très particulier... Une tension des silences... Des motifs minimalistes qui se répètent en créant une sensation d'enfermement qui finit par s'évacuer lors de brèves décharges... Une difformité qui, en fait, devient réellement brillante avec le temps...
Chaque nouvelle écoute permet de saisir ceci, de s'approprier cela, de comprendre l'étrangeté visionnaire qui compose les fondements du disque... Un disque devenu un marqueur fondamental de bien des oeuvres contemporaines de notre ère...